L' ÉVANGILE DU PÉCHEUR

IV - LIVRE DES VERTUS

4 - L'Heure de Dieu


Les gens de Jérusalem voyaient depuis longtemps le même pauvre homme au même endroit, à Bethsaïda, sous un des portiques de la piscine. Un infirme ; il vivait là, ayant établi son grabat tout près du bord, avec les autres infirmes qui attendent le bouillonnement de l'eau.
Car l'ange du Seigneur descendait à certain temps dans la piscine, agitait l'eau, et celui qui s'y plongeait ensuite le premier après le bouillonnement de l'eau était guéri de son infirmité, quelle qu'elle fût.
Mais lui était incapable de se précipiter rapidement, et toujours quelque autre le devançait. De sorte que depuis trente-huit ans il attendait de même manière, sans se décourager toutefois.
Car il se disait : mon mal est incurable si ce n'est par la vertu de cette eau.

Parfois ceux qui passaient près de lui l'interrogeaient : Comment ! depuis si longtemps, lui disaient-ils, tu n'es pas guéri ?
Il répondait : Que voulez-vous, je n'ai personne pour m'aider à descendre du grabat. De tant qui se tiennent auprès de moi, aucun ne me soulève.
- Quoi ! s'écriait-on, tant d'hommes présents ici à toute heure auront bien la force de te porter dans leurs bras !
- Non, répondait l'infirme, ce n'est pas que la force leur manque ; mais pour moi je n'ai point d'homme.
Il regardait cette foule de gens aller et venir dans le tumulte et il reprenait :
- Non, en vérité, il n'est pas un seul homme pour moi.

Parfois il voyait arriver des hommes robustes qu'il reconnaissait bien, car c'étaient les infirmes d'autrefois qui l'avaient devancé au miracle de l'eau. - Tu es encore là, lui disaient-ils, tu ne t'en vas pas ?
Et lui les suppliait : Puisque maintenant te voilà devenu sain et fort, leur disait-il, tu m'accorderas ton secours.
Mais ceux-ci prétextaient quelque raison ou s'ils consentaient à attendre, le miracle tardant, ils s'impatientaient enfin et se retiraient.

Un jour, l'infirme fut visité par plusieurs de sa parenté. Ils lui dirent : Que fais-tu à demeurer ici ? tu nous affliges car tout le monde nous parle de toi et nous reproche ton infirmité.
Mais laisse-nous te transporter à la maison qui est loin d'ici, sur la route de Damas. Il y aura pour toi une chambre et tu te réjouiras. Mais pour nous, nous ne pouvons plus longtemps te faire apporter ici aucune nourriture.
Il les remercia et dit qu'il resterait où il était, se confiant pour la nourriture à la providence de Dieu.
Mais eux se retirèrent courroucés et le maudissant de son obstination.

Un autre jour, il vit venir à lui un médecin qui lui donna une consultation par charité. Celui-ci l'examina en toute conscience.
- Mon ami, lui dit-il enfin, ton infirmité n'est pas si grave que tu le crois. Patience ; dans deux semaines, trois au plus, nous serons sur pied.
Il demanda : Mais que dois-je faire?
- Tu dois avant tout, éviter l'humidité, dit le docteur en examinant le lieu : cette salle basse où séjourne l'eau ne te convient pas. Habite donc une demeure plus salubre.
Et la prochaine fois je viendrai et je t'indiquerai les choses que tu ne dois pas manger.
L'infirme remercia le médecin et lui promit de suivre ses avis. Mais sitôt qu'il se retrouva seul, un étrange désespoir commença à l'envahir.

Près de la piscine des enfants jouaient fréquemment. Or, l'un d'eux avait pris l'infirme en compassion. Souvent pendant le jeu il s'arrêtait près de lui et lui offrait du pain et des fruits. Un jour il lui demanda :
- Y a t-il longtemps que tu es ici ?
Ton père n'était pas né, j'y étais, répondit-il, et il ajouta : Mais toi, quand tu seras un homme, tu ne me verras plus car mon heure sera venue et je serai mort.
- Et pourquoi , dit l'enfant , ne t'en vas- tu pas comme font les autres ?
C'est, dit l'infirme, que j'ai besoin d'un homme, et tu n'es qu'un enfant.
- Non, dit l'enfant, mais déjà je suis fort, je t'aiderai.

Juste à ce moment ils entendirent le bouillonnement de l'eau qui précède le miracle, et tous les malades qui étaient là levaient la tête, et plusieurs déjà s'étaient dressés pour descendre. Et l'infirme tendant ses bras à l'enfant lui criait en suppliant : Aide-moi !
L'enfant se raidissait pour supporter le poids de l'infirme, craignant de tomber avec lui et de le blesser. Cependant il lui fit mettre le pied sur le bord, lorsque des cris éclatèrent. C'était un autre malade qui venait de pénétrer dans la piscine et était guéri.
Il fallut à grand' peine recoucher l'infirme sur son grabat, et lorsqu'il y fut, il poussa un immense soupir en s'étendant en arrière avec raideur. Puis il se couvrit la tête de sa couverture, ne voulant plus rien voir.
Et il priait en lui-même : Mon Dieu, c'est fini, et jamais je n'entrerai dans cette eau de salut. Otez-moi donc d'ici, car je ne puis plus vivre. Que mon heure vienne, Seigneur !

Cependant l'enfant se retirait consterné et le coeur battant, lorsqu'il vit sur la route qui longe le Temple un groupe d'hommes qui marchaient.
Il reconnut le prophète Jésus, celui qui, l'année d'avant, l'avait reçu et caressé sur ses genoux. Alors il se hâta, comme poussé, et sans savoir rien dire, saisit le vêtement de Jésus.
Et Jésus non plus ne lui demanda rien, mais docilement, se laissant faire, l'enfant le guidait ainsi à travers les portiques jusqu'auprès du grabat de son ami. Et avec eux étaient Jean et quelques disciples.

Ils trouvèrent le malade rigide, pareil à un cadavre, le pan de la couverture rabattu sur son visage. L'enfant alors s'arrêta, et Jésus se penchant au-dessus de l'infirme, le découvrit.
Celui-ci ouvrit les yeux, et il croyait son heure venue.

C'est à ce moment qu'il vit Jésus et nul autre que lui, penché sur son visage. Et il entendait Jésus qui l'appelait par son nom et lui demandait:
- Veux-tu être guéri ?
Et l'infirme comprit alors que l'heure de Dieu était venue pour lui.

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