L' ÉVANGILE DU PÉCHEUR

IV - LIVRE DES VERTUS

2 - La Beauté nouvelle


Hérode a envoyé dans la prison de Jean pour le faire décapiter, obéissant en cela à une danseuse dont la danse lui plaisait,
Parce que la mère de la jeune fille ne pouvait supporter le zèle du prophète,
Qui chaque jour pressait le roi, disant : " Il ne t'est pas permis de posséder la femme de ton frère. "

A ces paroles d'Hérodiade, il est vrai, Hérode fut contristé ; car il connaissait Jean-Baptiste comme un saint et l'écoutait volontiers. Mais à cause du serment qu'il avait fait il n'osa se dégager.
Car il avait dit à la jeune fille : " Demande-moi ce que tu voudras ; quand ce serait la moitié de mon royaume, je te le donnerai. "
Et il craignait à cause des convives.

Tu ne tiens pas ferme dans la vérité, ô roi de crainte. Ta raison est étouffée entre des bras de mollesse.
Et vous, hommes de la cour que le roi de crainte craignait, que dites-vous et que faites-vous ? Vos yeux sont séduits, vos âmes prises dans la danse.
Pour Salomé la danseuse, vous désirez voir le chef de Jean-Baptiste privé de lumière et saignant.
Pour Hérodiade l'adultère, vous désirez que les lèvres de Jean plus jamais ne troublent les volontés de la chair.
Jean-Baptiste le saint, que le plaisir capricieux condamnait, vous l'avez anéanti pour un rêve !
Comme le somnambule descend l'escalier, et subitement il est dehors, alors l'air froid de la nuit le réveille, ainsi vous êtes descendu au fond de la volupté, endormis.
Hôtes du roi, réveillez-vous ! qui trébuchez dans la mare sanglante.

Mais vous autres, ceux d'aujourd'hui, hommes des villes, que faites-vous ? Jean-Baptiste n'est plus, et vous êtes encore assis au festin d'Hérode.
Le même sourire revient sur vos plaisirs ; vos musiciens refont la musique d'Hérodiade ; vos peintres retiennent sur leurs toiles les poses de Salomé.
On voit que vous savez oublier, à cause du vin ; et quelle mollesse vous enchaîne à l'illusion, et les mensonges que vous enseigne l'ivresse.
On voit de quel père vous tenez, et quel dieu vous a révélé votre Beauté, mère de la honte !

Mais moi, pour Jean-Baptiste que vous ne connaissez pas, pour le témoin de Jésus, je déteste vos virtuoses et leurs concerts ; et vos orchestres efféminés me remplissent d'une honte mortelle,
Lorsque tout d'un coup la cadence où s'engageaient nos esprits appelle le pas de danse, et que l'être humain frémissant se dresse comme à l'entrée d'un monde étranger, parce que Salomé est là.

Je tremble, saisi d'une sueur d'agonie, à cause de Jean-Baptiste qui, seul, n'a pas été séduit,
Mais a continué d'affirmer la vérité en disant : "Il ne t'est pas permis de posséder la femme de ton frère."
A cause de cette parole, je voudrais que nos voix se taisent pour jamais, et qu'à tout votre bruit succède une contrition,
Jusqu'à ce que du silence s'élève, timide comme un soupir,
Le chant de louange de l'amour fidèle.

Et pour Jean-Baptiste je voudrais que vos chefs-d'oeuvre d'art recueillis dans de sombres musées comme dans des reliquaires, et qui, au dernier jour doivent périr, devancent leur heure,
Et qu'il ne restât du brasier que la cendre de la toile sur la cendre du cadre.

Car tous vos chefs-d'oeuvre que vous dites divins, vos Salomés, vos Suzannes et vos Lédas, je les hais,
(Mais si l'un d'entre eux a été pur qu'il trouve grâce ; et toi tu embelliras le fronton de Jérusalem, ô Angélico !)
Mais les autres je les hais et aucun ne trouvera grâce.

Car c'est une chose affreuse à penser que nos yeux destinés à voir la gloire se repaissent de la chair insatiable,
Que nos esprits créés à l'image de Dieu revêtent la tunique de péché. Que la conscience, feu du Ciel, abatte ses élans devant l'idole cruelle, et que prêtes et parées pour la similitude du Christ, nos âmes épousent la forme de Salomé !

Oui je déteste votre brutale Beauté qui ignore la vertu de Jean, et tous les jours l'insulte et le met à mort avec une même indifférence.
Mais si quelqu'un est capable de vérité au moment où naissent les murmures approbateurs, lorsque Salomé apparaît dans ses voiles, prête à jaillir comme un feu et comme un parfum, je lui crie : Prends garde, n'applaudis pas et n'admire pas, de peur de devenir le complice du sang.

Fais-toi d'airain et de marbre, s'il en est temps, de peur que Salomé ne te surprenne dans ses demandes.
Vois, celle dont les grâces t'ont ravi, dont les yeux sont lumière, et la démarche subtilité,
Le réjouissement de tes yeux et le sourire imitant la fleur d'innocence va rentrer
Dans la salle, portant sur un plateau le prix de sa beauté et de ta complaisance,
La tête saignante de l'ami de Jésus.

Voilà ce que je crie et nul ne m'entend, nul ne me voit ; ils n'ont d'yeux que pour Salomé et d'oreilles que pour le tambourin.

O prophète, ô témoin, ô rocher, vous avez été inébranlable devant l'attrait de la chair et vous avez soutenu l'évangile en face de l'illusion.
Vous n'êtes pas venu au festin vêtu de tuniques molles ; vous n'étiez pas un roseau balancé sous les caprices du roi.
Mais vous du moins, vous seul, prophète et plus que prophète, avez marché d'un pas ferme, à contretemps des flûtes et des tambours,
Précédant Jésus, lui frayant des traces irréprochables,
Empressé seulement de revêtir la justice, d'acquérir au prix du sang la forme de l'homme parfait, le Christ venant après vous.

Et ainsi faisant, ô contempteur de beauté, vous avez prophétisé la Beauté substantielle et finale, réservée à l'Église, la grâce ineffable de l'Épouse, que le monde regarde sans la voir,
Mais en vous déjà se lève la nouvelle Beauté vers qui sont tournés les adorateurs.

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