Il y a quelqu'un ici, dit Jean-Baptiste, il y en a un parmi vous que vous ne connaissez pas."
Je me suis retourné pour voir celui dont Jean a dit qu'il est parmi nous, afin d'aller à lui et qu'il me donnât ce que je veux. Et j'ai commencé à interroger les visages, cherchant à reconnaître celui-là. Mais ils étaient en grand nombre, et je ne le trouvais pas.
Il y avait des scribes et des docteurs, qui me voyant les dévisager m'offrirent aussitôt leurs tablettes et leurs livres. - Qu'ai-je besoin de livres, est-ce là ce que je veux !
Il y avait des hommes de divers métiers, dont le métier s'est inscrit, dirait-on, sur leurs visages, inutilement pour moi.
Un petit groupe de personnages de poids, pleins d'eux-mêmes ; une foule vulgaire parmi lesquels des inutiles, des impuissants en grand nombre, et des pervers.
Et ceux de l'Orient avaient leur visage desséché, comme des poteries d'argile. Plusieurs tenaient leurs regards fixés de côté, d'un air de mépris. Plusieurs portaient le menton levé, la paupière mi-close, ruminant leur certitude,
Tandis que ceux de l'Occident présentaient des faces malléables, qui tantôt s'éclairaient, tantôt se concentraient dans une attention renouvelée.Mais de quelque race et de quelque lieu qu'ils fussent, je ne découvrais en eux que des semblables à moi, et aucun ne pouvait me donner ce que je voulais.
Sans en reconnaître aucun je les connaissais tous.Et je songeais : Jean s'est trompé. Celui que je cherche n'est pas ici.
Alors j'en vis un qui me regardait fixement et aussi mes yeux se fixèrent sur lui.
Il était beau et lumineux, debout au-dessus des autres, portant une branche fleurie autour du front. Et d'une main il tenait une bourse, de l'autre un sceptre de fer.
Celui-là savait qui je cherchais, car il vint à moi sans me quitter du regard et me dit :
- Je suis celui-là. Adore-moi.
Je répondis : Dis-moi ce que tu me donneras et je t'adorerai.
- Il dit : Je te donnerai ce que tu veux. Je suis le maître du monde. Je fais ce que je veux et je donne à mes adorateurs tout ce qu'ils veulent.
Je lui dis : Montre-moi ta richesse.
- Il ouvrit sa bourse et me la tendit, et je me penchai dans l'ouverture de la bourse. Et je crus voir circuler comme un torrent bouillonnant dans un ravin, à pleins bords. J'entendais le torrent sonner avec le bruit du métal, et mes yeux étaient éblouis.
Mais je priai Dieu, et il me donna le pouvoir de la vision. Et je vis que tout l'or de la bourse ne pouvait acheter ce que je veux.Alors je lui dis : Montre -moi ta beauté.
- Il posa ses deux mains sur mes épaules et attira mon visage vers le sien, tant que je sentis les fleurs de sa couronne sur mon front, et leur parfum, comme si je fusse couronné moi-même.
Et ouvrant les yeux, je ne voyais plus devant moi que ses yeux ouverts, immenses, semblables à un lac de beauté, et du fond du lac j'entendais monter comme des rires de joie,
Et dans le lac je voyais se refléter les images de ce monde. Tout ce qui est dans le monde se reflétait dans le lac avec une forme de beauté,
Et le lac m'attirait. J'avais comme un vertige ; déjà mon coeur alourdi s'inclinait, et j'allais être précipité,
Mais je priai Dieu et il donna à mon coeur le discernement,
Et mon coeur s'aperçut que ce qu'il aimait ne se trouvait point parmi les images du lac.Alors je lui demandai : montre moi ta puissance.
- Il étendit vers moi son sceptre de fer. Et tandis que je touchais le sceptre par l'autre bout, je sentis venir en moi la puissance du sceptre. J'éprouvai que toute la force de la terre était dans ma main, et les éléments pliaient dans mes doigts comme de l'osier. Et la volonté de beaucoup d'hommes pliait,
Mais déjà ma volonté à son tour pliait sous le sceptre. Mais je priai Dieu, et il donna à ma volonté de se connaître,
Et elle connut que la chose que depuis le commencement elle veut, le sceptre ne lui donnerait pas la puissance de l'accomplir.Et je dis : Retire-toi. Car ce que je veux, tu ne peux me le donner.
- Il me dit : Et toi je te briserai, car je suis Lucifer qui règne sur les étoiles du ciel.- Je répondis : Je ne t'ai pas reconnu et tu n'es pas celui que je cherche. Je ne t'adorerai pas.
Je retournai trouver le Baptiste et lui dis en confidence :
Montre-moi celui que nous attendons ; car toi tu sais quel il est. Et le Baptiste me le décrivit en détail puis ajouta - Maintenant regarde et reconnais-le, il est ici.
Mais j'avais beau me rappeler tout ce que Jean avait dit, je ne voyais autour de moi personne qui ressemblât.
Et je priai Dieu qu'il me donnât la reconnaissance.Alors dans la foule il y en avait un que je n'avais pas remarqué, car il était confondu.
Je le regardai, sans pouvoir le reconnaître ; et il n'était pas orné de la beauté comme Lucifer. Mais sur lui régnait une paix magnifique ; si bien qu'à le regarder toutes les puissances de Satan s'enfuirent de mon âme et je ne pouvais même plus m'en souvenir.
J'allai à lui, attiré. - Il dit : Comment, tu ne me reconnais pas ?
- Non, Seigneur, répondis-je, mais montrez-vous à moi, si vous pouvez me donner ce que je veux, alors je vous reconnaîtrai.
- Et que veux-tu ?
- Seigneur, lui dis-je, les choses que je veux je ne puis les dire, car en vérité, je ne sais. Mais vous, dites-les moi le premier et à ce signe encore je vous reconnaîtrai.Il me dit : Veux-tu le pardon de tes péchés ?
A peine avait-il dit : " Veux-tu le pardon de tes péchés ? " des larmes coulèrent de mes yeux et mes yeux devinrent clairs. Et je lui dis:
- Oui Seigneur, la première chose que je veux vous l'avez dite, le pardon.Il me dit : Puise-le dans la richesse de mon coeur.
Et aussitôt découvrant sa poitrine, il me montrait son coeur. Je me penchai pour puiser, mais le coeur était large ouvert et entièrement vide.
J'en fus étonné. - Seigneur, lui dis-je, mais vous êtes plus pauvre que tous.
- Si cela est, répondit-il, fais-moi l'aumône. Donne-moi ce que tu as et ensuite je te donnerai ce que j'ai.
Je pris, et j'avançai la main chargée de tout ce que je possédais, et c'étaient mes péchés. Mes péchés tombèrent dans son coeur et tous, tant qu'il y en eut, fondaient et disparaissaient, évaporés comme dans la fournaise. Après cela, le coeur se trouva être aussi vide qu'auparavant.
Et en même temps venaient dans mon coeur le vide immense et la pauvreté de coeur, avec lesquels je compris que j'achèterais ce que je veux.Maintenant, dit-il, que tu es riche, veux-tu mon amour ?
Et à peine avait-il dit " Veux-tu mon amour ? " mon coeur vide devint clair comme le cristal, et je m'écriai : Oui, Seigneur, cela est la seconde chose que je veux, de vous aimer.Il dit : Regarde ma beauté.
Il me prit et m'attira contre sa face. Mais sa face était comme celle d'un lépreux.
- Ah ! Seigneur, criai-je, mais vous êtes blessé de plaies et votre visage n'est plus celui d'un homme. Comment vous aimerai-je jamais ?
- Eh bien, répondit-il, baise-moi, et de près tu connaîtras ma beauté et tu m'aimeras.
Dieu me soutint ; je fis ce qu'il me commandait. Et voici, mes lèvres étant contre ses lèvres et mes yeux contre ses yeux je ne le voyais plus,
Mais dans le baiser toutes ses plaies se trouvèrent à mes lèvres, comme un rayon de miel d'où coule la paix,
Et dans la nuit de mes yeux se levait une aurore de beauté comme il n'en a jamais paru ni sur la terre ni dans le ciel,
Une gloire d'esprit que la langue de l'homme ne peut dire,
Et comme je m'attardais prosterné dans le baiser de sa face, perdu dans la lumière de cette aurore, et attendant,
Le soleil de justice enfin se leva, celui que depuis le commencement j'avais souhaité voir.Je me trouvai tout hors de moi. Lui m'interrompit comme d'un rêve :
- Maintenant que tu m'aimes, que veux-tu encore ? me dit-il. Je te donnerai mon salut.
Et à peine avait-il dit : " Je te donnerai mon salut ", ma volonté entière tressaillit dans la joie et je m'écriai avec transport :
- Oui, Seigneur, c'est là ce que je veux et vous l'avez dit, d'être sauvé avec vous.- Il me dit : Reçois ma puissance.
Et ce disant il me présentait sa main qui ne portait pas de sceptre, mais je vis que cette main était percée et clouée et ne pouvait se mouvoir.
Mais Seigneur, m'écriai-je encore, vous êtes plus infirme que moi. Comment me sauverez-vous ?
- Eh bien, répondit-il, viens à mon secours, sauve-moi, et alors tu partageras ma puissance.
Je portai la main avec zèle pour le soulager. Mais dans le même moment, sa main attirait la mienne avec une force indicible. J'éprouvai qu'il n'est pas de force comparable à celle-là ni au ciel ni sur la terre,
De sorte qu'au lieu de le détacher, ma main se trouva attachée à la sienne par cette même force, dont elle se remplissait. Et je compris que jamais, jamais plus je ne pourrais l'en détacher.Car la force qui remplissait ma main et la retenait à la sienne était la toute-puissance de l'amour.
Alors il me dit : Je te connais. C'est pourquoi je te sauverai. Et il me nomma par mon nom, m'attirant à lui.
Car c'était lui et alors je le reconnus. Celui dont le Baptiste avait dit qu'il était parmi nous, inconnu. Il était là depuis le commencement, et je cherchais sans savoir que celui que je cherche, c'est lui.
Et comme il avait prononcé mon nom, je m'écriai :
- Mon nom n'est plus celui que vous dites, Seigneur, mais je connais le vôtre, et celui-là sera le mien.
Et je m'oubliai et me donnai à lui en reconnaissance.