L' ÉVANGILE DU PÉCHEUR

II - LIVRE DES FIGURES

5 - La Coupe


Nous étions trois frères qui partîmes dans notre jeunesse pour chercher la coupe du plaisir. Nous fîmes route en même temps et nous trouvâmes la coupe, dressée sur la table, et s'offrant. Tous les trois également pressés de soif, nous tendîmes la main ensemble.


Mais le plus jeune de nous était le plus fougueux ; ce fut lui qui la saisit le premier. Aussitôt il la porta à ses lèvres et but.
Mais après une gorgée : Mes amis, dit-il en riant, qu'est ceci ? on nous fraude ; la coupe ne contient que de l'eau. Je vais me composer un meilleur breuvage.
Tout ce qu'il y a d'ardent et de fort dans la volupté je veux le mêler ici et ensuite je le boirai d'un trait, car il me plaît ainsi.
- Ce disant il allait autour de la table, recueillant chacune des joies que le monde produit ; et comme on exprime une grappe entre ses mains, il en exprimait l'essence dans la coupe.

Tout le plaisir, autant que les sens peuvent en porter, les fièvres de coeur et l'exaltation de l'esprit, il les mêlait.

Et la palpitation de l'univers qui s'empare de l'homme et l'agite à l'unisson, de sorte que l'homme à son tour, vibre comme un rayon de lumière,
Et l'ivresse radieuse de la vie, comme lorsqu'un nageur se renverse nu à plein corps dans l'écume bondissante, et que la fraîcheur du fleuve l'instruit, son être détendu épousant la fluidité de l'eau,
Et la volupté saisie dans son secret, lorsqu'elle fait oublier à l'homme son propre nom ; et qu'elle l'arrache à lui-même pour le perdre dans une immensité d'ivresse,
Voilà ce qu'il recueillait dans la coupe, multipliant la mesure et concentrant les puissances du plaisi .

Et lorsque la coupe fut pleine à déborder, il la leva brillant de joie et la porta à ses lèvres, avec un cri de triomphe.
Mais aussitôt nous vîmes sa main trembler et sa face devenait livide.
En buvant, il avait beau lutter de toute sa jeunesse contre la coupe, il ne put supporter la puissance qui le tuait.
Comme une masse de pierre il s'abattit à nos pieds, dans le flot du plaisir il exhala son âme.
Et je demeurai muet à cette vue, et reculai d'épouvante devant la coupe du plaisir.

Mais mon frère aîné ne fut pas ému. Il prit la coupe gravement et se tournant vers moi : Frère, me dit-il, apprends la sagesse.
Ce jeune fou n'a pas voulu s'instruire et le voilà puni : il violait les lois de la nature et péchait contre la modération.
Tout plaisir n'est-il pas constitué comme une proportion et ne résonne-t-il pas comme un accord de musique ?
Si tu sais le doser justement il sera un breuvage qui en appelle un autre ; mais si tu le concentres à l'excès, autant vaut boire la mort.
Le plaisir, si tu le cueilles dans sa maturité, parfumera ta bouche ; mais si tu forces la saison, il remplira ton goût d'âpreté.
Il y a, sache-le, un plaisir du moment présent exprès pour toi ; tâche donc de le discerner et de ne pas l'altérer par maladresse.
Pour moi je suis instruit sur tout cela et je suis un maître de mesure . Observe donc comme je fais et ensuite imite-moi.


Il s'assit devant la table commodément ; entre ses deux mains il prit la coupe et l'inclina lentement sans la soulever de table,
Et il buvait en amenant ainsi jusqu'à ses lèvres les premières gouttes, savourant chacune d'elles distinctement.
Ensuite il prolongeait la saveur en la pénétrant de pensées subtiles, et il méditait les yeux fermés jusqu'à ce qu'il fût parvenu à l'oubli.
Alors il se remettait à effleurer le bord de la coupe de la même façon que la première fois, ne disant plus un mot.
Et moi je me tenais auprès de lui, dévoré de soif, et son calme m'étonnait. Je le questionnai, mais en vain, sans recevoir de lui un seul regard.
Il était à son plaisir comme le boeuf qui rumine dans l'étable obscure sous un râtelier garni : il se complaît dans un demi-sommeil, il ne se relève pas de lui-même.
Je pris mon frère par la main . - Frère, lui dis-je, voilà longtemps que tu bois ; es-tu désaltéré maintenant ? Lève-toi, retourne à ton oeuvre, et sois un homme, car nous sommes faits pour agir.
Mais lui me regardait en souriant avec stupidité ; il était devenu incapable de force, bien qu'il eût à peine effleuré des lèvres la coupe du plaisir.

Alors j'entrai en indignation : Tu es pire que notre jeune frère, lui criai-je. Lui, du moins, je l'admire dans sa sincérité. Son ambition était magnifique, et il s'est trompé royalement.
Toi, tu raisonnes avec sagesse sur le profit ; tu exploites la vie avec la prudence d'un avaricieux.
C'est pourquoi ton âme s'est rétrécie à la mesure de ta marchandise ; ton coeur asservi au moment présent est devenu aveugle sur l'avenir.
De vous deux, s'il fallait choisir, c'est le premier que je serais. Toi, à Dieu ne plaise que je t'imite !
Emporté d'indignation comme j'étais, je ne sentis plus le tourment de la soif . Je m'approchai de la table avec violence. D'un coup de pied je la renversai sur le sol avec tout ce que la coupe contenait. Et je m'enfuis seul loin de là.

Où irai-je, Seigneur, si ce n'est à vous ! Vous avez la coupe de joie.
Je me souvenais dans mon tourment de la parole : " Et mon calice enivrant, comme il est beau. "
J'entrai donc et une coupe était là, dressée sur une autre table. Et le Seigneur me la présentait dans sa pitié, car j'avais soif .
Peux-tu boire ? me dit-il. - Oui, répondis-je avec empressement.
- Et il me la tendit à mes lèvres, sa coupe, non pas celle que ma jeunesse avait trouvée pleine, mais la sienne, la coupe du Seigneur.
Sa coupe de passion, et il l'avait bue le premier presque entière. Et ce qui restait au fond de la coupe était comme trois gouttes de sang.

Je raidis le cou, pour ne pas me détourner. Car il y a dans l'homme un mouvement de nature et une force qui le détournent de la coupe du Seigneur .
Je bus, et là mes lèvres connurent d'abord tout ce qu'il y a d'amer ; le goût de la douleur, le tremblement du dégoût et de la crainte,
L'épouvante de la chair et de l'esprit qui défaillent ; l'espérance détruite, l'ouvrage qui se défait,
Le regret, le rejet, le délaissement et l'impuissance ; l'impatience dans la prison de l'oubli,
Le regard de froideur, la langue envenimée ; et les chuchotements, le rire de l'homme,
La larme que nul oeil ne voit et le cri que nulle oreille n'entend ; la honte qui se dévore en secret,
Tout cela je l'éprouvai dans le fond de la coupe ; et cependant je bus, car je mourais de soif.
Et le Seigneur me soutenait de la main.

Or, quelle merveille, la voici : je buvais et je me désaltérais à pleine gorge. Comme à une source je puisais à la coupe du Seigneur.
De même que la source s'annonce à fleur d'eau par un gonflement plein de vie ; avec animation elle bourgeonne et se refait, de sorte que nulle bouche ne l'épuise,
Ainsi le breuvage de la coupe affluait sous ma lèvre ; et non seulement l'ardeur de la bouche s'apaisait, mais il me semblait que mon corps entier livrât passage à l'eau.
Comment eûs-je compris ce miracle ? Trois gouttes de lie étaient devenues en moi une fontaine de félicité.
- Qu'est ceci ? demandai-je, ivre de joie. Voici que mes deux frères ont eu en partage une coupe débordante et aucun d'eux ne s'est désaltéré.
Et moi, le dernier dans le festin, vous m'avez fait partager dans le fond un peu de lie, et me voici rassasié plus que tous.

Alors Jésus m'instruisit, et me dit : Pécheur, ne l'as tu pas appris dans l'Évangile ? Ceux qui boivent à une autre coupe auront soif encore ; mais celui qui boit à ma coupe n'aura jamais soif.
Car dans l'autre coupe est un amour qui attise les passions de l'homme et les épuise, absorbant la vie jusqu'à la faire tarir.
Mais celui qui boit l'eau de ma passion que je lui aurai donnée, cette eau devient en lui une source vivante,
La source de mon amour qui jaillit dans l'éternité.

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