L' ÉVANGILE DU PÉCHEUR

V - LIVRE DES SECRETS

4 - Le Pacte


Aujourd'hui, j'ai vu mon ami . Il était conversant au milieu d'inconnus. Et je m'avançai comme toujours. Mais il ne me voyait pas.
- C'est, pensai-je, que ma vue lui échappe à cause de l'ombre.
Je me plaçai donc en face, dans la lumière du soleil. Et il ne me voyait pas non plus.

Cependant il leva les yeux vers moi ; mais comme si je fusse devenu une transparence, il regardait le paysage, tantôt une chose, tantôt l'autre, à travers le cristal de mon corps,
Si bien que je sentis un trouble brûlant me saisir. Mais je l'éprouvai seul et non pas lui avec moi ainsi qu'auparavant.
Je lui parlai, comme toujours. Mais il conversait avec les étrangers et ne m'entendait pas ;
Et ma voix semblait revenir me frapper moi-même sans avoir rencontré personne.

- O toi qui hier me nommais et me cherchais partout, me voici, disais-je.
Avec moi tu faisais un pacte afin que nous ne puissions nous oublier.
Te souviens-tu, ô mon ami, me vois-tu présent, ô moitié de mon âme ?
Mais je me tus, car il avait cessé de causer avec les étrangers, et un silence de néant succéda.
Et, en vérité, je commençai à douter et je me mis à regarder le soleil et la verdure des bois, et j'explorai mon visage avec ma main,
Afin de sortir du doute affreux de cette minute ; il me semblait que je n'existais plus.

Mon ami s'en est allé. A la place vide est venu Jésus. Il m'a dit : Enfant, tu t'étonnes
De ce que tu n'es plus vu ni entendu de l'homme, et de ce que tu n'es plus vivant pour lui. Etonne-toi bien plus encore.
Car tel est mon sort, cependant ! L'homme me regarde et ne me voit pas.
Si près que je m'approche de lui, il lève les yeux et n'aperçoit que les choses du monde ;
Et comme tu viens de l'éprouver toi-même, je ne puis me donner assez de solidité pour arrêter ses regards.
Je parle, et il n'entend que ce qu'il dit. Et le Verbe de Dieu retourne seul et vide au lieu dont il était sorti.
Je n'existe pas pour l'homme, et je ne suis personne pour lui.

Etonne-toi donc de mon sort et non pas du tien. Car mon visage est visible, mon verbe sonore, j'existe enfin ! Toi tu n'es que mon image créée et mon reflet .

Enfant, réjouis-toi plutôt que l'homme ne te connaisse pas, car tu me ressembles ; et que tu n'existes pas pour lui, car tu existeras pour moi ; et que ton ami s'en soit allé, car je suis venu.

Si tu veux donc faisons un pacte et je ne te quitterai plus ; je suis fidèle.
Alors que tu n'étais pas, moi je t'ai vu et dans le milieu du néant je t'ai distingué, afin que tu deviennes visible.
Et sitôt que ta langue s'est déliée, tu m'as invoqué et je t'ai entendu ;
Je suis accouru vers toi.
Et je t'ai tenu pour quelqu'un de prix ; tu m'as coûté tout ce que je suis et autant que je vaux.
Je te regarderai comme un autre moi-même.
- Seigneur, lui dis-je, s'il en est ainsi, je fais avec vous le pacte de vous voir, de vous entendre et de ne vous oublier jamais.

Après cela, mon ami d'hier est revenu. Il m'a dit : Où étais-tu ?
Il disait cela en riant et son rire sentait le mensonge.
Et moi j'étais touché de pitié, car en même temps qu'il proférait les paroles du mensonge, voici qu'il y croyait sincèrement, et il était mon ami comme avant-hier.
De nouveau il me voyait, il m'entendait et il était rempli de moi ; c'est ainsi que j'achevai de comprendre le coeur de l'homme.

Je lui pris la main et lui dis : Sois le bienvenu, je le veux . Grâce à Dieu, l'amitié ne manque pas.
Aime-moi, je t'aimerai. Mais, ô mon ami,
Ce qui m'est arrivé quand tu n'y étais pas, le sais-tu? Connais-tu l'échange que je t'apporte ?

Tu réclames mon coeur d'hier, et moi maintenant, j'ai un coeur de toujours. Ouvre le tien.

Tu m'étales ta pauvreté et je suis riche. Ouvre tes mains,

Et pour ta goutte desséchée, ô moitié de mon âme, ouvre ton âme brise-la,
Je te verserai la charité.

Accueil

Chapitre précédent

Sommaire

Chapitre suivant